En refusant le huis clos et en ouvrant les portes du prétoire aux journalistes du monde entier, Gisèle Pelicot avait un souhait. « Que la honte change de camp. » En prononçant ces mots, la septuagénaire n’imaginait probablement pas qu’elle deviendrait un tel symbole, une icône même. Des dizaines de lettres du monde entier affluent chaque jour au tribunal d’Avignon. Chacune de ses entrées ou sorties de la salle d’audience se fait sous une haie d’honneur. Et ce, alors que les accusés qui comparaissent libre longent les murs, dissimulent leur visage. « Je veux que les femmes se disent “si Madame Pelicot l’a fait, je peux le faire” », a-t-elle précisé à la mi-octobre, insistant sur sa détermination à faire évoluer les mentalités. « Il est temps que la société machiste et patriarcale qui banalise le viol change ».
Une ambition reprise à leur compte par les avocats généraux dans leurs réquisitions en ce début de semaine. « L’enjeu, c’est de changer fondamentalement les rapports entre hommes et femmes », a entamé Jean-François Mayet. Sa consœur, Laure Chabaud, a fustigé le « mode de pensée d’un autre âge » qui consiste à penser que le consentement peut-être « implicite » ou même donné par le mari. Ils ont réclamé des peines allant de quatre ans de prison pour le seul accusé jugé pour « agression sexuelle aggravée » à vingt ans de réclusion contre Dominique Pelicot. « Le nombre d’accusés en présence n’est pas reflet de leur innocence, mais de l’ampleur du combat qui doit être mené », a conclu la magistrate.
« Un procès politique »
S’il est évidemment trop tôt pour parler d’héritage – le verdict ne sera rendu que fin décembre –, ce procès marque assurément un tournant sur la question des violences sexuelles. Certains le comparent déjà à celui d’Aix-en-Provence, en 1978 – deux jeunes Belges violées dans les calanques marseillaises par trois hommes –, qui a contribué à une prise de conscience sociétale et, deux ans plus tard, à une criminalisation du viol. « Gisèle Pelicot nous a enjoint à ne pas détourner le regard. Elle a fait de ce procès un procès politique, estime l’avocate Anne Bouillon, spécialisée dans les violences faites aux femmes. L’intérêt considérable qu’il a suscité fera date. Il nous incombe désormais d’être à la hauteur de ce qu’elle a voulu impulser. »
S’il restera une chose de ce procès, c’est probablement la déconstruction des stéréotypes autour du viol. L’image du prédateur qui va agresser une femme, la nuit, dans la rue, sous la menace d’une arme a volé en éclat. « Dans nos représentations, notamment chez les hommes, le viol est encore associé à des violences physiques avant ou après l’acte. Or, c’est rarement le cas », insiste la sociologue Véronique Le Goaziou, spécialisée sur les violences sexuelles.
Les 51 accusés étaient, pour la plupart, parfaitement insérés. Chaque semaine, des femmes, des filles, des amis sont venus témoigner en faveur de l’un ou de l’autre. « Il a toujours eu le cœur sur la main », dira, des sanglots dans la gorge, le père de Christian L., par ailleurs poursuivi pour détention d’images pédopornographiques. « Ce n’est pas un homme comme ça », a jugé l’ex-femme de Cyrille D. « Il ne fait pas ce genre de choses », dit encore la femme de Redouane F.
« Un violeur peut être un bon père de famille »
« Ce que le procès montre à tous, c’est qu’un violeur peut être un bon père de famille, un bon mari, un bon pote », insiste Me Anne Bouillon. Gisèle Pelicot a elle-même confié à la cour que jusqu’au 2 novembre 2020 – jour où elle a appris les agissements de Dominique Pelicot –, elle pensait qu’ils formaient « un couple fusionnel ». « Même nos amis disaient “vous êtes un couple idéal” », a-t-elle insisté.
« On peut espérer que par son écho, ce procès sera le point de départ – ou un accélérateur – d’une réflexion globale sur le consentement et les représentations de genre », analyse la sociologue. Et de citer les nombreuses tribunes ou prises de position d’hommes invitant leurs homologues à se remettre en question. Quid de ceux qui se sont empressés de répondre « not all men » – « pas tous les hommes » – lorsque était évoqué le profil « Monsieur-tout-le-monde » des accusés ? Les enseignements du procès ont-ils avant tout nourri la réflexion de ceux qui l’avaient déjà engagée ? « Il faudra des décennies pour changer notre rapport au consentement tant notre culture repose sur des représentations de genre », poursuit-elle.
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L’inscription du consentement dans la loi
Enfin, de ce procès restera-t-il également un legs législatif ? Le ministre de la Justice, Didier Migaud, s’est dit favorable à l’inscription dans la loi de la notion de « consentement ». « Ce n’est pas un débat nouveau, à la limite cela peut l’accélérer », note Véronique Le Goaziou. Et de préciser : « Par rapport au procès d’Aix, notre arsenal législatif est bien plus fourni. » Plusieurs pays européens ont déjà évolué sur la question. Depuis 2018, la Suède considère comme un viol tout acte sexuel sans accord explicite, même en l’absence de menace ou de violence. En Espagne, la loi « seul un oui est un oui » de 2022 introduit également la nécessité d’obtenir un consentement sexuel clair. Idem en Grèce ou au Danemark.
La question ne fait pas l’unanimité en France, tant au sein des associations féministes que chez les professionnels du droit. « Je n’ai pas un point de vue arrêté sur cette question, confie Me Anne Bouillon. Mais je crois qu’il y a des évolutions plus urgentes. Par exemple, considérer que la préméditation est une circonstance aggravante, ce qui n’existe pas à l’heure actuelle. »